L’odeur d’origan et de parmesan la faisait saliver. Avec ses revenus, ce type de fromage était bien impensable et les Etats-Unis n’étaient pas non plus reconnus pour leur haute gastronomie. Pour arrêter de penser à la nourriture, elle balada son regard sur le reste de la pièce. La grande télévision était éteinte et elle pouvait voir son reflet de poupée. Elle restait là à attendre que les deux hommes décident de la valeur à lui attribuer sans savoir ce qu’elle devait faire. Devait-elle se mettre nue directement ou préférait-il la déshabiller par lui-même ? Elle n’en savait rien et fut soudainement prise d’un stress. Si son assistante sociale apprenait l’existence de cette nouvelle source de revenus, elle risquait d’avoir des problèmes. L’innocence dans ses yeux lui avait déjà évité des poursuites mais elle doutait être aussi chanceuse une deuxième fois.

« Leah, isn’t it ? »

Elle se retourna vers lui et hocha la tête. Elle ne savait pas trop quoi dire ni quoi faire et son estomac décida de briser le silence pour elle. L’odeur de parmesan avait gagné le combat et elle se sentit bien ridicule, le rouge lui montant aux joues.

« You seem to be hungry, would you want to have dinner with me ? I haven’t eat yet. »

Elle ne s’attendait pas à cette proposition. L’offre etait vraiment tentante mais elle craignait qu’il n’estime qu’une assiette de pates était un paiement suffisant pour elle et la jeter sans plus de considération une fois son plaisir assouvi. Elle se mordit la lèvre, cherchant une excuse potable pour refuser. Son attention fut attirée par un pas lourd, celui d’un gros chien qui avait définitivement besoin d’exercice. L’animal vint renifler l’inconnue qui lui offrit un sourire tendre et il posa ses pattes sur ses cuisses, arrachant un petit rire a la poupée. L’animal semblait sincèrement heureux de la voir et lui faisait la fête comme un beau diable, remuant son corps gras dans tous les sens. Elle se mit à genoux pour éviter qu’il ne déchire ses collants et le caressa comme il le désirait, trouvant une familiarité réconfortante dans ces deux grands yeux jaunes. Elle n’écoutait d’ailleurs plus son propriétaire, trouvant en cet animal une échappatoire. La vie serait quand même bien plus belle si elle pouvait gagner de l’argent en s’occupant de chiens et de chats.

Elle finit par être séparée du gros chien par son propriétaire et déglutit, soudain rappelle à la réalité. On ne payait des prostituées pour jouer avec des animaux, ou en tout cas pas de cette façon. Alors elle se releva et se mordit la lèvre et n’osa pas le regarder dans les yeux quand il lui dit qu’il allait ramener Turing dans la chambre. Elle resta debout, le cœur battant à regarder le tapis. La voix de son patron résonnait dans sa tête et elle craignait sincèrement d’avoir des problèmes si son client n’était pas satisfait. Elle inspira pour se donner du courage, sans succès, et décida de profiter de ces quelques secondes de paix pour essayer de se motiver. Elle tourna le dos à la porte d’entrée qu’elle rêvait juste de traverser si son patron n’était pas quelque part près de l’immeuble. Plus motivée par l’idée d’éviter des problèmes que par l’argent, elle enleva son manteau qu’elle posa sur le canape. Plus vite son travail était fait, plus vite elle pouvait espérer être de retour chez elle sous sa couette et espérer que son cerveau abime oublie cet épisode. Ce fut bientôt le tour de sa robe de dentelle de toute façon trop courte, de ses collants et de son soutien-gorge, la laissant en culotte, idiote au milieu du salon. Lorsque son client revint, elle avait du mal à le regarder dans les yeux, oscillants constamment entre le bout de ses chaussures pointues et cet homme.

À chaque fois qu’elle relevait difficilement son regard avec une once de courage, ses yeux replongeaient bien rapidement vers le tapis. Ses joues étaient roses et chaudes, sa peau trop fine ne pouvait cacher l’avalanche d’émotions qui la faisait triturer ses doigts nerveusement. « It’s okay. It’s not gonna last long », se dit-elle sans vraiment se rassurer. Qu’est-ce qu’ils lui manquaient ces journaux qu’elle tenait dans ses bras en accostant les passants, obtenant de temps à autres un regard. Elle s’était habituée au vent qui glaçait les longues goutes de pluies et ses jambes, peut-être qu’à force elle s’habituerait aussi à ce travail. Dans tous les cas il y avait quelqu’un qui récupérait la majorité de son faible dû. Elle se mordit la lèvre en espérant ne pas rencontrer plus de problèmes.  Deux chaussures apparurent dans son champ de vision et elle releva le menton, incapable de cacher l’angoisse qui l’animait.

« Hey… », elle déglutit en détaillant son visage. Il n’avait pas l’air bien à l’aise non plus. « This…Can wait ». Il lui rendit son manteau qu’elle prit sans grande conviction et l’angoisse grimpa d’un cran. Peut-être ne lui faisait-elle pas envie avec sa peau qui s’étirait difficilement sur les dénivelés que ses os creusaient. Peut-être que son air de gamine errante lui avait coupé toute envie. Elle déglutit difficilement et baissa les yeux, l’esprit soudain assaillit d’une trombe de scénarios qui viendraient punir son incompétence. Si elle venait de faire perdre à son patron un client il allait lui faire vivre un enfer encore pire. « You’re an amazingly beautiful girl, one of the most beautiful I’ve seen in my entire life but right now you need to eat. I won’t pay you any less Leah. ». Elle rougit encore plus, se demandant à quel point elle devait lui faire pitié. Si elle entendait une gentillesse certaine dans sa voix grave, elle craignait toujours les conséquences qui pouvaient lui tomber dessus. « You know what...Sit on the couch, I’ll get you a plate. ». Il la laisse quelques instants, idiotes avec son manteau dans les bras. Elle l’enfila comme si elle pouvait disparaitre dessous et s’assit sur le canapé en faisant attention de ne rien abimer.

Il posa deux assiettes et s’assied en face d’elle. Son regard glissa immédiatement sur l’assiette pleines de pâtes et de crèmes, avec des tomates bien rouges et une odeur d’origan. Immédiatement elle saliva et son estomac grogna. Leah tenta de le faire taire avec sa main alors qu’elle se persuadait qu’elle ne devait pas toucher à l’assiette. « The other time, the night we met…You told me you knew me. Do you…Still think that ? ». Elle releva les yeux vers lui, surprise de la question. Elle se rappela leur rencontre, le parfum familier de l’odeur du bourbon et quelque chose dans ses traits qui donnait naissance à un petit sentiment de réconfort. Évidemment tout ça avait disparu une fois son travail effectué et elle n’était plus certaine de voir la même chose dans ses yeux. « Because I believe you. ». Elle ne répondit pas tout de suite, mal à l’aise par la tournure que prenait les évènements, triturant ses doigts. La faim rendait l’assiette géante sous ses yeux mais elle avait peur de ce qui pouvait y être caché, peur qu’il ait menti et l’estime de la valeur d’un plat de pâtes.

« We should do what you paid for », répondit-elle à mi-voix, évitant le sujet, sans toujours réussir à le regarder en face plus de quelques secondes. « My boss will be there in an hour and he will get mad if you’re not happy », ajouta-t-elle. Elle connaissait l’homme et s’il était déjà particulièrement sévère pour des journaux et des petites sommes, elle préférait ne pas imaginer ce qu’il lui ferait si son client était mécontent d’une manière ou d’une autre. Son regard glissa sur le verre de bourbon qui trônait sur la table basse. Elle n’avait pas le souvenir d’en avoir bu mais la couleur ambrée et chaude ainsi que l’odeur lui évoquaient un sentiment de familiarité, comme le gros chien qui était venu l’accueillir. Elle se demanda alors ou est-ce que l’animal était passé et s’il avait tout ce dont il avait besoin. Quel paradis ça devrait être de gagner sa vie en s’occupant de chiens et de chats.

Elle releva son regard vers l’homme qui semblait toujours attendre une réponse à sa question, essayant d’ignorer le plat de nourriture chaude qui lui avait été offert. Elle croisa son regard et soupira, de toute façon elle était là pour lui. Peut-être avait-il besoin d’endormir un peu sa conscience avant de passer à l’acte. « I don’t know », commença-t-elle. C’était aussi vague que honnête et elle savait qu’elle ne pouvait pas s’arrêter là. « When I saw you the other day, you looked really familiar but I don’t know why », continua-t-elle, phrase par phase en jouant avec ses doigts fins.  « I don’t have memories from a huge part of my life. I’ve kind of woke up 3 years ago ». Les trois dernières années étaient les seules dont elle avait connaissance. De son prénom jusqu’aux traits de son visage, tout lui semblait étranger. Les trois années avaient été remplies de pluies, de douches froides, de journaux et de carcasses à débiter. Elle n’arrivait même pas à imaginer ce qui avait pu être lors de ces décennies qui lui manquaient et commençait à se dire qu’elle ne le saurait sans doute jamais. « But something in you was familiar. Maybe your face ». Elle se fit la réflexion qu’elle en était sans doute arrivée au point de se chercher une histoire à travers les autres, que quelqu’un là dans les foules qui se mouvaient tous les jours la reconnaitrait et la sortirait de cet enfer. Résultat elle était nue sous un manteau, crevant la dalle sans oser toucher à une assiette pleine et redoutant la fin de cette heure.

« I’m probably just too alone », lâcha-t-elle plus pour elle-même avec un petit rire triste. « Don’t bother with me ». Son regard descendit sur l’assiette de nouveau et elle se mordit la lèvre tant la tentation était forte. Elle n’avait mangé que le biscuit partagé avec le chat de la voisine aujourd’hui. Face au regard en face, elle concéda ce qui l’empêchait de se saisir de la fourchette. « He told me and the other girls to not eat or drink anything because there could be drugs in it and we would end in human trafficking somewhere in Asia … Like all of this is not human trafficking ». La deuxième partie était amère et murmurée pour elle. Elle soupira en se rappelant qu’elle ne devait pas se plaindre et que sans ces billets, elle finirait sans doute à la rue. Et c’était certain que dans la rue, la poupée qu’elle était ne vivrait pas longtemps.